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« Libérez Goma », « Libérez Goma ». Des milliers d’étudiants de l’université et des instituts supérieurs de Kisangani défilent sur le boulevard du 30-Juin devant mon bureau, agitant des branches d’arbres ou des feuilles de palmiers. J’apprends ainsi par la rumeur de la rue la chute du chef-lieu du Nord-Kivu. Certes, on s’attendait depuis plusieurs semaines à cet événement, mais la ville semblait verrouillée par les Casques bleus de la MONUSCO. C’est pourtant ce mardi 20 novembre vers 11 h que la ville de Goma, coincée entre le volcan Nyiragongo et le lac Kivu, à la frontière du Rwanda, a été conquise par quelques milliers de rebelles du M23 soutenus par les deux voisins de la RDC, l’Ouganda et le Rwanda. Les soldats des Nations-Unies, impuissants comme à l’accoutumée, les ont laissé faire. Les FARDC, l’armée régulière congolaise, s’était évidemment enfuie devant l’agresseur. Quoique redouté depuis plusieurs semaines, ce nouvel avatar de la rébellion de l’est du Congo m’a surpris au moment où je préparais la réunion annuelle de la Structure mixte de concertation locale qui supervise mon projet.
J’apprendrai dans la soirée, par la radio et la télévision, que les forces du M23 avaient contourné durant la nuit les positions gouvernementales. Elles évitèrent soigneusement d’affronter les Casques bleus dont le mandat bancal ne leur permet de réagir qu’en cas d’attaque directe. La mort d’un soldat onusien aurait immédiatement entraîné la réaction de la communauté internationale plus préoccupée par la crise syrienne que par ces noires querelles. Les soldats des FARDC mis en déroute s’enfuirent le long de la route qui mène à Saké, vers l’ouest, non sans avoir pillé, fidèles à leurs habitudes, les habitations des civils. Ces soudards se servent comme toujours avant de déguerpir comme des lapins. Officiellement, pour cacher leur défaite, les officiers déclarèrent qu’ils regroupaient leurs troupes pour mener la contre-offensive… À Kinshasa, le président de la République était comme toujours muré dans son silence, laissant son ministre de la Communication se faire entendre seul sur les médias nationaux.
Depuis le début juillet, les rebelles du M23 se tenaient cois, se contentant d’exiger de négocier directement avec le président Kabila. Celui-ci, général cinq étoiles de pacotille, préférait s’occuper des élections des gouverneurs des provinces au lieu de se présenter comme chef suprême de l’armée. Pendant ce temps, les rebelles s’équipaient de mortiers de 120 mm et d’appareils de vision nocturne grâce à l’appui avéré du Rwanda. Et dès l’entrée des rebelles dans Goma, le général Sultani Makenga, chef d’État-major de l’Armée révolutionnaire congolaise (ARC), nouveau nom que s’est donné le M23, a fait le tour de la ville en vainqueur. En mai dernier, alors qu’il était colonel des FARDC dans le Sud-Kivu, Makenga avait déserté l’armée nationale pour créer le M23. Auparavant, il avait été un des responsables de la rébellion tutsi congolaise du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). La semaine dernière, il avait été placé par les États-Unis sur la liste noire des personnes impliquées dans le conflit de l’est du Congo au motif d’être « responsable d’horreurs à grande échelle contre la population en RDC, notamment du recrutement d’enfants-soldats et de campagnes de violence contre les civils ».
A Kisangani, les manifestants se dirigent vers le gouvernorat de la province Orientale pour crier leur colère à l’endroit des autorités politiques incapables d’endiguer la progression de quelques milliers de rebelles. Au passage, les plus excités lancent des pierres sur les maisons du boulevard. Toutes les vitres des appartements voisins de mon bureau, où logent les techniciens slovènes qui travaillent à la réhabilitation de la centrale hydroélectrique de la Tshopo, volent en éclat. Par chance, les fenêtres de la CTB sont grillagées et résistent aux jets de cailloux. Rapidement nous tirons les rideaux pour nous protéger néanmoins des éventuels bris de verre et nous nous éloignons des fenêtres pour nous réfugier au milieu du bâtiment, à l’abri de balles perdues des forces de l’ordre. Après quelques minutes d’agitation intense, le calme revient et je jette prudemment un coup d’œil vers l’extérieur pour constater que la rue est vide et qu’une dizaine de militaires de la Garde républicaine se tiennent sur le trottoir d’en face. J’avais au préalable appelé mon épouse pour m'assurer qu’elle n’était pas au marché en train de faire ses courses quotidiennes. Par chance, elle était déjà rentrée à la maison et je lui conseillai de se calfeutrer derrière les hauts murs qui entourent notre résidence au cas où les émeutiers se déplaceraient vers notre quartier.
Je donnai un autre coup de fil pour prévenir la douzaine de techniciens italiens et slovènes qui travaillent à la centrale de la Tshopo afin qu’ils ne rentrent pas chez eux pour dîner à midi. La centrale étant un peu à l’écart du centre-ville, ils ne risquent rien dans ce lieu relativement protégé. Je suis par contre plus inquiet pour Pierre, le responsable du chantier de réhabilitation du réseau électrique de la ville, mais il me rassura, se sentant protégé par les habitants conscients qu’il travaillait pour leur bien-être. Finalement, je transmets l’information au Représentant résident de la CTB à Kinshasa qui me conseilla la plus extrême prudence. Les manifestants s’étant éloignés, je hasarde ma tête à l’extérieur pour apercevoir une épaisse colonne de fumée provenant du camp de la MONUSCO en bordure du fleuve. Les émeutiers ont attaqué la base logistique des Casques bleus, mettant le feu au poste de garde, car ils reprochent aux forces onusiennes leur inaction à Goma. Les soldats onusiens n’étant pas équipés pour affronter des civils, ils évitèrent de tirer et laissèrent la foule piller les réserves alimentaires et emporter cuisinières et réfrigérateurs.
Une autre colonne de fumée se dessine au-dessus de la ville. Je n’apprendrai que plus tard que les manifestants ont bouté le feu au bureau local du PPRD, le parti du président Kabila. Un autre groupe a essayé de s’en prendre à la résidence de l’ancien gouverneur de la province, à proximité de ma maison. Cela me sera confirmé par Blandine qui suit les mouvements de la rue par un interstice dans la porte métallique qui protège notre demeure. Les jeunes gens en colère ont arrêté les nombreuses motos-taxis qui sillonnent la ville pour vider leurs réservoirs et improviser des cocktails Molotov avec des bouteilles de bière. La police finit par intervenir et dispersa tous ces excités.
Le calme revient petit à petit. Pas un chat ne circule dans les rues, tout le monde étant calfeutré chez lui, attendant la fin de l’orage. Finalement en fin de journée, je peux rejoindre mon domicile en empruntant un boulevard jonché de pierres. À certains carrefours, des pneus ont été enflammés par la foule en colère et les podiums métalliques servant aux policiers à régler la circulation ont été renversés. J’échangerai de nombreux coups de fils avec mes collègues de Kinshasa pour les tenir au courant de la situation et il fut décidé, en fin de journée, que le lendemain tout le personnel de la CTB resterait chez lui pour éviter tout incident. La venue à Kisangani de plusieurs membres de la Structure mixte de concertation locale – SMCL ou smikel en jargon de la coopération belge – fut reportée à une date ultérieure. Il n’était pas question de faire venir à Kisangani quatre ou cinq personnes, ne sachant pas comment évoluerait la situation.
Comme je devais quitter définitivement Kisangani le 30 novembre, mon contrat avec la CTB étant arrivé à son terme, ma hiérarchie décida de me faire revenir sur Kinshasa quelques jours plus tôt. Le temps d’organiser la SMCL dans un climat plus serein qu’à Kisangani et de transmettre toutes les informations à un collègue de la Représentation qui mènera à bien la fin du projet. Cela ne m’inquiétait pas, car il ne restait que quelques semaines pour boucler les travaux. L’alternateur venait d’être mis en place et les travaux de finition puis les essais vers la mi-janvier ne devraient pas poser de problème.
La remise en état du réseau de distribution s’achevait avec la mise en service des nouvelles cabines dans certains quartiers. Il ne restait qu’à livrer un millier de compteurs à prépaiement dont l’installation serait assurée par les services techniques de la SNEL.
Je quitte Kisangani, après trois années de séjour, heureux d’avoir pu mener à terme un projet qui va apporter 50 % d’électricité de plus à la population boyomaise. Mais je suis néanmoins frustré, car ce que la coopération belge vient de réaliser n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de besoins. Ce n’est pas de 16 millions d’euros dont j’aurais dû disposer, mais de 50 pour être certain d’avoir un impact efficace et pérenne sur la qualité de la distribution électrique de la ville de Kisangani.
L’idéal aurait été de remplacer également les deux autres turbines de la centrale de la Tshopo pour avoir un équipement homogène et entièrement neuf capable d’assurer la production de 20 MW sans soucis majeurs pendant les 20 ou 30 prochaines années. Et puis d’entamer des travaux de réhabilitation des vannes du barrage et des batardeaux du canal d’arrivée. Tous les intervenants du projet, ingénieurs-conseils en tête, ont tiré le signal d’alarme et notifié à la direction générale de la SNEL l’urgence d’entreprendre la rénovation de ces vannes sans lesquelles l’alimentation en eau des turbines ne serait pas assurée. Je suis curieux de savoir combien de temps il faudra pour entamer ces travaux d’une nécessité vitale pour l’avenir de la centrale de la Tshopo.
Sur le réseau de distribution, les travaux exécutés ont servi essentiellement à remplacer quelques tronçons de câbles – plus de 50 km de câbles aériens et souterrains, quand même - et 14 cabines obsolètes aux endroits où l’urgence était la plus flagrante. Mais tout ce réseau, dont certaines parties ont plus de 50 ans, aurait dû être complètement refait pour être homogène et assurer une continuité de service.
Le problème est que ce n’est pas le rôle de la coopération au développement de financer la remise en état de l’outil de production d’une entreprise, certes publique, mais commerciale même si le bénéficiaire final est la population de la ville qui aura accès à une électricité plus fiable pour développer des activités économiques.
Je suis malheureusement assez sceptique quant à la pérennisation du projet connaissant l’incapacité de la SNEL à gérer correctement la maintenance de ses installations. Les excellents ingénieurs de terrain sont obligés continuellement de bricoler sans moyens bien qu’ils établissent tous les ans des listes de besoins. Sans suite évidemment jusqu’au moment où la catastrophe survient et où une partie de l'alimentation électrique de la ville est coupée pendant plusieurs semaines dans l’attente des pièces détachées. Comme dans d’autres domaines, la République démocratique du Congo dispose de potentialités extraordinaires et d’hommes courageux, mais manque cruellement depuis l’indépendance d’hommes politiques et de gestionnaires de sociétés publiques compétents et honnêtes.
Vers Tome VI - 23ème épisode <---