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En cette fin d’année 2011, Saint-Nicolas et le père Noël n’ont pas chômé. En Belgique, après 541 jours de crise politique – un record mondial qu’il sera difficile de battre – Saint-Nicolas a déposé, le 6 décembre, dans les petits souliers des électeurs un Premier ministre tout neuf emballé dans un beau nœud papillon rouge. En République « démocratique » du Congo, le père Noël a fait plus fort. Il a apporté au peuple congolais deux Présidents de la République, à peine un mois après les élections. D’un côté le jeune Joseph Kabila Kabange proclamé officiellement Président de la République par la Cour suprême de justice, de l’autre le vieil Étienne Tshisekedi, la casquette immuablement vissée sur la tête, autoproclamé au même poste dans sa maison de Limete.
Quelques jours auparavant, le lundi 28 novembre 2011, les élections tant attendues s’étaient en effet déroulées. À Kisangani, la saison sèche avait fait subitement son apparition. Le ciel était maussade et brumeux. Les rues étaient quasiment désertes après l’animation de la campagne électorale de ces dernières semaines. Seuls de nombreux piétons se dirigeaient vers les centres de vote installés dans les écoles de la ville. Je me suis empressé d’aller déposer Blandine au centre Maele proche de notre domicile, où elle était inscrite depuis plusieurs mois. Et je me rendis à mon bureau, dans un centre-ville étonnamment vide. Toutes les boutiques et les échoppes du marché étaient fermées. J’eus à peine le temps d’allumer mon ordinateur et de consulter quelques courriers électroniques, que mon GSM résonna. Blandine avait déjà accompli son devoir électoral alors que je prévoyais l’attendre plusieurs heures vu la lenteur des procédures. Apparemment, tout se passait dans le calme et la discipline. Il en sera de même dans les autres bureaux de vote de Kisangani. Seuls les prisonniers de la vieille prison allaient manifester bruyamment pour réclamer leur participation au scrutin, mais ils seront rapidement ramenés à la raison par quelques grenades lacrymogènes !
Ne sachant pas comment allaient se dérouler ces élections, nous nous sommes retirés tranquillement derrière les hauts murs qui entourent notre maison. Nous avons passé la journée à lire ou à écouter les informations sur Radio Okapi, l’unique radio vraiment indépendante du pays. Elle est financée par l’ONU, la fondation suisse Hirondelle et quelques nations européennes. Il n’était pas question de veiller tard le soir pour attendre, comme cela se fait lors des scrutins en Europe, que les résultats tombent le jour même. Ici, il faudra plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour que la Commission électorale commence à annoncer des résultats partiels.
J’aurais pu accompagner sur le terrain la mission d’observation belge qui était arrivée trois jours plus tôt, mais je préférais, pour conserver ma neutralité dans une ville où j’étais encore appelé à vivre plusieurs mois, rester à l’écart du processus électoral. J’avais en effet eu l’occasion d’accueillir le vendredi deux sénatrices belges, Marie Arena et Dominique Tilmans, ainsi que deux fonctionnaires du Service public fédéral des Affaires étrangères. Pour occuper leur journée à la veille des élections, mon collègue Prosper et moi leur avons fait visiter la centrale de la Tshopo et les travaux de réhabilitation de la route d’Opala. Il nous fallut emprunter une pirogue pour traverser le fleuve Congo, car le bac était en panne… Nos parlementaires purent ainsi prendre connaissance des dures réalités du pays. Puis marcher plusieurs kilomètres sous la canicule dans la commune de Lubunga sur la rive gauche du fleuve.
À plusieurs reprises, un hélicoptère blanc des Nations-Unies nous survola : il allait livrer le matériel électoral dans des villages difficilement accessibles. Nos observateurs électoraux en profitèrent pour visiter deux bureaux de vote en cours d’installation. Et découvrir les difficultés d’organiser un scrutin dans un pays presque aussi vaste que l’Union européenne dépourvu d’infrastructures. À proximité de l’embarcadère, nous croisâmes des urnes en plastique transparent et des isoloirs en carton qui venaient d’être débarqués des pirogues. Ces urnes avaient été fabriquées en Chine et non en Allemagne comme initialement prévu pour des raisons inavouées. Tout ce matériel électoral devait ensuite être acheminé par voiture ou en moto vers les villages en dernière minute, à la veille du jour fatidique.
La journée des élections se passa dans le calme à Kisangani, mais il n’en fut pas de même partout. Depuis 48 heures, la capitale, Kinshasa, était en ébullition. Des milliers de jeunes, vivant d’expédients, s’étaient massés le long des rues de cette mégalopole dans l’attente de leur champion, Étienne Tshisekedi, qui revenait de sa tournée à l’intérieur. Comme celui-ci était bloqué volontairement pendant neuf heures à l’aéroport, des heurts éclatèrent inévitablement entre ces excités et les forces de l’ordre qui n’y allèrent pas, comme à l’habitude, de main morte : il y aurait eu au moins six morts et dix-sept blessés. Le gouverneur de la ville interdit immédiatement tout rassemblement, dont le dernier meeting que le « Sphinx de Limete » devait tenir. Il fut escorté manu militari vers son domicile de la 10e rue de Limete, car au lieu de calmer la foule, il ne cessait d’inciter ses partisans à la révolte. Avant même le scrutin, il déclarait que « les Congolais l’ont déjà nommé président de la République » et dénonçait les fraudes électorales à venir. Tout le monde s’inquiétait de cet affrontement qui risquait de dégénérer. La plupart des citoyens et tous les expatriés se terrèrent chez eux, craignant le pire.
Ce pire avait d’ailleurs été anticipé par la plupart des Ambassades qui avaient recommandé à leurs ressortissants de quitter le pays. À la CTB, nous avions préparé, chacun dans nos domiciles, la catastrophe que certains redoutaient : provisions pour rester enfermés pendant plusieurs jours, trousse de secours, nécessaire pour une éventuelle évacuation. Même à Kisangani, nous avions reçu des consignes de notre hiérarchie et nous avions acheté dans les jours qui précédaient de quoi survivre sans sortir, au bureau ou au domicile. Pourtant, de l’avis de tous, dans le chef-lieu de la province Orientale rien ne devrait arriver, la population ayant suffisamment souffert des guerres au cours des dernières décennies et soutenant massivement Kabila. Pour ma part, je craignais surtout des réactions de violence lors de la proclamation des résultats, tant ceux-ci semblaient pipés d’avance.
Le lundi, les bureaux de vote – du moins ceux qui étaient prêts – ouvrirent à 6 h du matin sous la pluie à Kinshasa et à Lubumbashi tandis qu’à Kisangani il faisait sec. Dans de nombreux endroits, même dans des villes comme Mbuji-Mayi, au Kasaï oriental, ou à Kinshasa, les électeurs ont dû attendre de longues heures que les isoloirs et les urnes arrivent ou, plus grave, n’arrivent pas. Des troubles éclatèrent à Lubumbashi où dix personnes auraient été tuées lors de l’attaque d’un bureau de vote par des rebelles armés. À Kananga, selon l’ONU « des bureaux de vote ont été incendiés, des bulletins volés, d’autres déjà mis dans les urnes avant l’ouverture du scrutin ». Dans l’est du pays, des observateurs internationaux ont fait état de plusieurs cas de bourrage d’urne. Mais dans l’ensemble, les observateurs internationaux, du Centre Carter à l’Union africaine, ont déclaré que les élections se sont « relativement bien » déroulées malgré la mauvaise préparation de la Commission électorale. Seule l’Union européenne fut nettement plus critique en faisant remarquer que la Cour suprême de Justice, qui devra proclamer les résultats et statuer en cas de litige, n’était pas indépendante, car ses magistrats avaient été nommés par le président Kabila. La mission de l’UE n’hésita pas à écrire que « l’indépendance de la CSJ est remise en question par la nomination de 18 nouveaux magistrats en plein milieu de la campagne électorale… que la loi électorale du mois d’août a remplacé un traitement contradictoire en séance publique par un traitement à huis clos, plus opaque… ». À Kisangani, nos observateurs belges n’ont rien remarqué d’anormal, mais ils n’étaient que quatre pour une ville de plus d’un million d’habitants.
De mon côté, certains de mes amis me rapportèrent des fraudes flagrantes dans leurs circonscriptions. Invérifiables évidemment, mais tout à fait plausibles. Les délégués de la CENI auraient parfois été chassés par des partisans du président Kabila, avec l’aide de policiers soudoyés, et remplacés par des hommes du parti au pouvoir. Dans d’autres bureaux de vote, les témoins des candidats arrivés après l’ouverture du bureau – maladie typiquement congolaise – auraient trouvé les urnes déjà bien remplies. De plus, à la fin du décompte des chefs de centre auraient refusé de remettre une copie des procès-verbaux de dépouillement aux représentants de l’opposition…
Dans l’ensemble, l’organisation de ces élections a été plutôt chaotique. De nombreux électeurs ont dû faire des kilomètres à pied, d’un bureau de vote à l’autre, pour essayer de retrouver leur nom sur les listes, car nombre d’entre elles n’avaient été affichées que la veille et non trente jours avant le scrutin comme le prévoyait le Code électoral. Une foule d’électeurs – un million d’après la CENI elle-même – aurait été omise et n’aurait de ce fait pas pu voter. Des villages entiers n’ont pas été enrôlés et n’ont donc pas pu s’exprimer. Dans des grandes villes, comme Kinshasa ou Lubumbashi, la quantité de bulletins de vote était insuffisante et dès la mi-journée les électeurs n’ont plus pu voter. Même lorsque les bulletins de vote étaient disponibles, ils étaient difficilement manipulables et les citoyens mettaient énormément de temps à retrouver leur candidat. Problème d’autant plus grave que beaucoup d’électeurs étaient illettrés ou très âgés. Même ceux qui avaient un minimum d’éducation ont éprouvé beaucoup de difficulté, car ils n’avaient pas l’habitude de documents imprimés. Et pourtant, à côté de chaque candidat figuraient outre sa photo, son numéro d’ordre, le nom de son parti et le symbole de celui-ci.
Dans les jours qui suivirent, chaque parti cria victoire alors qu’aucun chiffre officiel n’était annoncé. Il va falloir en effet attendre normalement jusqu’au 6 décembre pour que la CENI proclame les résultats provisoires. Les suppositions allaient bon train, mais il ne faut pas oublier que les facteurs ethniques ou régionaux sont déterminants. Les observateurs rendent hommage au peuple congolais qui a participé massivement et, dans l’ensemble, paisiblement au processus électoral. Ils minimisent les irrégularités et prônent le calme. Pourtant, nombre de témoins – ils étaient parfois trente dans un bureau de vote – ne reçurent pas de copie des procès-verbaux des résultats et annoncèrent de ce fait des chiffres erronés pour satisfaire leurs commettants. La transmission des résultats vers les centres de compilation a, par contre, été insatisfaisante et nombre de documents ne sont pas arrivés à bon port, soit par suite de la corruption des agents électoraux – non payés ou insuffisamment payés - soit par manque de surveillance de la part de la police.
Plus la date fatidique de la proclamation approchait, plus la tension montait. De folles rumeurs circulaient et la Commission électorale a été forcée de communiquer des résultats partiels, suite au piratage de son site Internet, ce qui n’a fait qu’amplifier la fébrilité. Le couvre-feu fut déclaré dans les provinces traditionnellement acquises à Étienne Tshisekedi et la capitale congolaise craignait une flambée de violence. À la veille de la date du 6 décembre, plus de 3 000 personnes, dont beaucoup d’étrangers, traversèrent le fleuve pour se réfugier à Brazzaville.
Le mardi 6 décembre, le rapporteur de la CENI a déclaré à l’AFP, l’Agence française de presse, que « nous n’avons pas tous les PV des 169 CLCR », les centres locaux de compilation des résultats. De ce fait, la proclamation est reportée de 48 heures… alors que la capitale demeurait calme et vide. Le grand marché de Kinshasa était quasi désert et 20 000 militaires étaient prêts à intervenir. Les employés de la CTB ont été priés de rester chez eux et les assistants techniques expatriés à travailler à domicile sur leur ordinateur portable. Par contre, à Kisangani, vu le calme régnant, la population a vaqué à ses occupations habituelles. Le patron de la MONUSCO et le procureur de la Cour pénale internationale ont invité, sur les ondes de Radio Okapi, les acteurs politiques congolais à promouvoir un climat de paix.
Jeudi 8 décembre, nouveau report de 24 heures pendant que les partisans de l’opposition affrontaient les forces de l’ordre et que Tshisekedi était en résidence surveillée dans son domicile de Limete. Finalement, vendredi 9, la CENI annonça les résultats qui devront être validés par la Cour suprême de justice dans les dix jours : le président sortant, Joseph Kabila Kabange, recueillait 8 880 944 voix soit 48,95 % et le leader de l’UDPS Étienne Tshisekedi 5 864 775 voix soit 32,33 %. Le taux de participation n’était que de 58 %, seuls 18 143 104 Congolais sur les 32 millions attendus ayant exprimé leur choix. Immédiatement, la rue de Kinshasa s’est embrasée, les jeunes manifestants érigeant des barricades et pillant des magasins détenus par des Chinois.
De nombreuses contestations fusèrent des milieux internationaux, dont celle de la MONUSCO qui nota « avec une vive préoccupation les conclusions des missions d’observation relatives aux irrégularités relevées dans la gestion du processus des résultats, en particulier le décompte et la compilation des voix ». Contre l’avis de sa hiérarchie, l’archevêque de Kinshasa déclara que les résultats du scrutin « ne sont conformes ni à la vérité ni à la justice ». Ce qui met en évidence les dissensions au sein même de l’Église catholique dont le président de la Conférence épiscopale avait indiqué le 4 décembre que ce « n’était pas le rôle de l’Église de publier les résultats ». L’abbé José Mpundu, curé d’une paroisse de Matete, une commune populaire de Kinshasa, ne mâcha pas ses mots : « La hiérarchie de l’Église a toujours été du côté du pouvoir. Les loups ne se mangent pas entre eux ». L’Église congolaise est en effet, à l’image de la société civile, divisée et corrompue. Les évêques se rangent du côté du pouvoir pour assurer leur survie – on passe sous silence la révocation par Rome d’une dizaine de prélats au cours des dernières années pour mauvaise conduite - tandis que le bas clergé vit dans la pauvreté. Même Kabila n’hésita pas à déclarer « Y a-t-il eu des fautes, des erreurs ? Bien sûr, comme lors des autres élections sur le continent ou ailleurs. Mais cela jette-t-il un doute sur la crédibilité de ces élections ? Je ne pense pas ». Le Centre Carter de son côté estima néanmoins que les violations qu'il avait relevées ne signifiaient pas que l'ordre d'arrivée des candidats soit nécessairement différent de celui annoncé par la Commission électorale. Les observateurs de l’Union européenne déplorèrent de ne pas avoir été autorisés à assister aux étapes cruciales du processus, ce qui entamait « la confiance et la crédibilité des résultats annoncés ». « La publication des résultats provisoires reste marquée par un manque de transparence », ajouta la mission européenne dans un communiqué. Bref, un bel imbroglio.
Le lundi 19, la Cour suprême de justice a confirmé le résultat provisoire du scrutin – que pouvait-on attendre d’autre ? – tandis que, depuis son domicile de Limete, Tshisekedi déclarait qu’il « allait prêter serment vendredi prochain devant le peuple réuni au stade des Martyrs », car il se considérait comme président élu ! Le camp Kabila a immédiatement répondu qu’il ne voyait là que « la nième vaste blague » d’un opposant « fatigué politiquement », « mauvais perdant » et qui « ne peut plus mobiliser la population ». De son côté, le président Kabila s’apprêta à prêter serment le lendemain alors que la police, l’armée et la Garde républicaine étaient mobilisées dans les rues de la capitale congolaise.
La prestation de serment de Kabila a donc bien eu lieu, mais sans le faste qui avait entouré celle du 6 décembre 2006, après sa première élection. Aucun chef d’État n’était présent, à l’exception de l’inénarrable Joseph Mugabe du Zimbabwe. Tous les autres pays, de la Belgique aux États-Unis en passant par les pays africains, se sont fait représenter par leur ambassadeur. La messe semblait être dite, mais c’était sans compter sur l’acharnement du « Sphinx de Limete ». Vendredi 23 décembre comme Tshisekedi s’apprêtait à aller prêter serment au stade des Martyrs, toutes les voies d’accès à sa demeure étant verrouillées par les forces de l’ordre, il resta enfermé dans sa résidence et ne put prêter serment que devant quelques partisans. Il persista quelques jours plus tard en déclarant que les forces publiques devaient être derrière lui et qu’elles « doivent comprendre que la légitimité a changé de place, que ce n’est plus Kabila, mais Tshisekedi qui dirige ».
On ne connaîtra jamais la réalité des chiffres, car les résultats annoncés par la Commission électorale n’ont jamais été accompagnés des procès-verbaux des bureaux de vote, les derniers documents établis en public et vérifiés par des témoins. Au-delà, tout le travail des centres de compilation est obscur. Si fraudes il y a eu – et c’est quasi certain – c’est à ce niveau qu’elles ont eu lieu. De même, les récriminations de l’UDPS ou de l’Église catholique n’ont en aucun moment été appuyées par ces procès-verbaux qui devraient donner la vérité des urnes. Il en sera de même pour le résultat des législatives malgré l’arrivée plus que tardive d’experts internationaux le 5 janvier. Ceux-ci ne pourront pas travailler puisqu’ils ne disposaient d’aucun mandat et que de nombreux documents, abandonnés en plein air, ont été rendus illisibles par les pluies tropicales. Ils repartiront quelques jours plus tard sans avoir eu l’occasion de faire leur travail. Depuis, le temps s’est écoulé et les résultats réels seront à jamais inconnus… Le gouvernement continuera de travailler comme si de rien n’était, mettant le pays et le monde devant le fait accompli. Finalement, la communauté internationale se taira, la Belgique comme les États-Unis reconnaissant l’élection de Joseph Kabila.
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