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Un appel téléphonique affolé de l’entrepreneur qui travaille sur la réhabilitation du réseau électrique de la ville de Kisangani : une travée du pont sur la rivière Lindi à 262 km de Kisangani s’est effondrée dans la nuit du 3 au 4 avril !
J’avais emprunté ce pont Bailey, construit en 1954, long de 243 mètres et large de 3,30 mètres, posé sur cinq piles et deux culées, en juillet 2010 lors de mon excursion vers l’Ituri. Situé sur la route nationale 4, son platelage en bois était en cours de réfection dans le cadre du projet Pro-route. Un panneau défraîchi installé à son extrémité indiquait clairement qu’il ne pouvait supporter que 25 tonnes, comme tous les ponts du même âge qui jalonnent cette route. Mais un camion lourdement chargé s’y est engagé vers 20 heures. Une semi-remorque et sa remorque transportant deux conteneurs de 40 pieds remplis de 2 500 sacs de ciment de 50 kilos soit un total de 125 tonnes… À la sortie du pont l’attendaient des policiers qui lui intimèrent l’ordre de s’arrêter. La conjugaison du poids excessif du poids lourd et de l’inertie due au freinage fut fatale à la dernière travée qui s’effondra. Heureusement, le chauffeur et ses cinq aides purent échapper à la catastrophe et le convoi ne coltinait pas sur son toit, comme c’est souvent le cas, des dizaines de passagers clandestins.
Des photos recueillies par la MONUSCO, la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la Stabilisation de la RDC, me montrèrent deux jours plus tard l’étendue des dégâts.
Immédiatement, ce fut le branle-bas de combat au Gouvernorat de la province Orientale. Cette route, appelée communément route de l’Ituri, est en effet vitale pour l’économie de la région, mais aussi du Nord-Kivu, car elle est le passage obligé pour le ravitaillement de tout l’est du pays. Vingt-quatre heures après l’incident, une trentaine de véhicules s’alignaient déjà de part et d’autre du pont. Les voyageurs, quant à eux, pouvaient emprunter des pirogues pour traverser la rivière. Les produits manufacturés en provenance de l’Asie et de l’Europe, déchargés au port kenyan de Mombasa, transitent par ce pont, de même que des articles de première nécessité – eau en bouteille, savon, articles en plastique… – fabriqués au Kenya ou en Ouganda, mais aussi la viande et les légumes provenant du Nord-Kivu, sans compter le kérosène qui approvisionne les avions de l’aéroport de Bangboka. Dans l’autre sens, c’est la voie qui permet à la Bralima, la seule brasserie de la province installée sur les rives de la Tshopo à Kisangani, de distribuer sa bière vers l’est. Et pour qui connaît le Congo, la bière est primordiale !
Pour moi, c’est la catastrophe : tout le matériel destiné à mon projet de réhabilitation du réseau électrique de la ville de Kisangani doit passer par là. Huit conteneurs, contenant la nouvelle turbine de la centrale hydroélectrique de la Tshopo, venaient à peine de franchir la frontière entre l’Ouganda et la RDC et étaient arrivés à Bunia, à 350 km de la Lindi. Il n’y a malheureusement pas d’alternative à cette route : la voie vers le nord, par Isiro et Buta, est impraticable, un pont y étant aussi détruit, la route par le sud, par Bukavu et Lubutu, est inenvisageable pour la même raison. Une vingtaine d’autres conteneurs transportant l’alternateur, les transformateurs et les cabines préfabriquées voguent en ce moment vers le Kenya pour être déchargés à Mombasa. Voilà tout le chronogramme du projet remis en cause sans compter les incidences sur le coût, car les fournisseurs vont me répercuter les frais de stockage et de retard de chantier dus à ce cas de force majeure, indépendant de leur volonté. Tout cela à cause de l’inconscience et de l’esprit de lucre d’un transporteur. Sans oublier l’irresponsabilité des policiers qui laissent circuler des camions en surcharge et surtout arrêtent sur un pont un convoi pour racketter le chauffeur de quelques dollars.
Au grand marché de Kisangani, le manque d’approvisionnement se fait déjà sentir : certains étals sont vides et les dépôts de viande ou de poisson salé sont fermés. Les prix ont brutalement grimpé. Le poisson salé est passé du jour au lendemain de 4 000 à 7 000 francs congolais, le sac de haricots coûte désormais 110 000 francs pour 90 000 la veille. Est-ce dû à la rareté des produits ou une pure spéculation des commerçants ? La division provinciale de l’économie s’élève contre ces hausses qu’elle trouve injustifiées, car d’après elle les stocks dans les entrepôts sont suffisants pour nourrir la population pendant deux mois.
Les autorités de la province se sont rendues sans tarder sur les lieux pour évaluer les dégâts. Le directeur général de l’Office des routes a informé les journalistes présents qu’il allait poursuivre en justice le propriétaire du camion pour le préjudice causé conformément à l’Arrêté ministériel qui interdit la circulation de camions ayant des charges à l’essieu supérieures aux normes autorisées. À leur retour, le gouverneur intérimaire et le ministre provincial des Travaux publics ont pris l’avion pour Kinshasa afin de faire appel au gouvernement. Et surtout, s’assurer de l’envoi en toute urgence des éléments du pont stockés dans la capitale en vue de réhabiliter l’ouvrage détruit. Dans les jours qui suivirent, la grue sur pneu de 50 tonnes de la société Civicon a été envoyée sur place pour évacuer les restes du camion et 32 tonnes de pièces métalliques ont été acheminées par avion-cargo spécial depuis Kinshasa.
Ce n’est pas la première fois qu’un tel incident se produit sur cet axe. Il y a quelques années, un autre pont identique avait été endommagé de la même façon par un véhicule surchargé de bois. Malgré les promesses des responsables de l’Office des routes, qui s’engagent à travailler de jour et de nuit, il faudra un minimum de trois à quatre semaines pour rétablir la circulation. M. Mututi, directeur général adjoint de l’Office des routes, a affirmé que le pont sera complètement remis en état pour le 1er mai et que le coût de l’opération sera de 230.000 dollars. Il faudra d’abord démonter la partie endommagée puis assembler sur la terre ferme une travée qui sera alors posée avec l’aide de la grue de Civicon.
Heureusement, ce type de pont se construit comme un jeu de meccano. Il a été conçu par l’ingénieur anglais Donald Bailey avant la Deuxième Guerre mondiale pour permettre au génie militaire de lancer rapidement des ponts supportant le passage des chars lors des conflits armés. Il fut utilisé en grand nombre par les Alliés pour remplacer en peu de temps les ouvrages d’art détruits par les Allemands au lendemain du débarquement de juin 1944. Il ne nécessite pas d’outillage spécialisé et ses divers éléments pèsent au maximum 272 kg, ce qui permet à six hommes de les soulever sans faire appel à des engins de manutention. De nombreux ponts de ce genre existent au Congo, dont celui qui surplombe les chutes de la Tshopo à Kisangani.
À Kisangani, cet accident est sur toutes les lèvres et le bruit courait que le président Kabila, de passage dans le chef-lieu de la province Orientale, se rendrait sur les lieux le samedi 14 avril. Pendant ce temps, le propriétaire du camion a disparu dans la nature et certains mettent en cause un opérateur économique bien connu voire un homme politique qui fait du commerce dans la province. Les techniciens de la société Andino Hydropower Engineering ont fait le déplacement ce dimanche pour se rendre compte de l’état d’avancement des travaux. Ils m’ont rapporté des photos qui prouvent que l’Office des routes est bien à l’œuvre, mais ils m’ont dit être sceptiques quant à l’achèvement des travaux en deux semaines. N’aurait-il pas été préférable d’envoyer sur place un détachement du génie militaire belge ou américain parfaitement outillé ? Les commerçants, eux, ne perdent pas leur temps et les casiers de bière passent d’une rive à l’autre sur des pirogues !
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